Vivier historique des travailleurs de la marée, Henriville, quartier du Portel dans le Pas-de-Calais, s’essouffle. Dans les logements vieillissant d’après-guerre, la population s’est paupérisée. Des habitants et responsables toujours attachés à son identité et à sa solidarité tentent de les sauvegarder.
L’urne est en papier bleu azur, de fabrication maison. Dessus, quelques mots ont été soigneusement tracés au feutre noir « En souvenir de notre voisin et ami Jean-Pierre Maurouard et en soutien à sa famille ». Le 14 mars, il s’est éteint à l’âge de 24 ans. Au Portel, le quartier d’Henriville le pleure. Une quête a été organisée. Quelques mois plus tôt, une autre avait été mise en place pour Raymond, habitant du quartier. Trois jours plus tard, il réapparaît au bar du Tigre, “On a été aussi étonné que lui de le voir réapparaître en pleine forme”, s’amuse Matthieu Coppin, propriétaire du bar. Peu importe, ici la solidarité va de soi.
Pour donner à la famille du défunt, il faut se rendre à la salle Jean-Pierre Maurouard, le cœur de la vie associative locale. Elle porte son nom ou plutôt celui de son grand-père. Pas un élu, ni un héros de guerre mais l’ancien concierge du quartier, une figure emblématique.
Comme lui, son petit-fils était apprécié. Il avait sa routine : sa balade quotidienne se terminait au bar de la Marine. Atteint de trouble du spectre autistique, il aimait plonger son regard dans les jeux de lumières projetés sur le papier peint aux motifs de palmiers. La décoration rêve de tropiques dans ce bar perché sur la falaise. Ici, c’est historiquement un quartier de travailleurs de la mer. Pas ceux qui prennent le large mais ceux qui restent à quai, à Capécure: la première zone de transformation de poisson en France. Mais aujourd’hui, travailler à la marée n’est plus le quotidien de la majorité des Henrivillois. Le taux de pauvreté dépasse 37%, plus du double de la moyenne nationale. Depuis 2015, Henriville est classé Quartier prioritaire de la Politique de la Ville (QPV).
Niché sur son plateau, le quartier fait ville à part. Ses rues sont calmes, presque vides. Des logements hétéroclites se juxtaposent, principalement des maisons modestes : les « Castors”, construites des mains des habitants, toutes semblables avec leur jardinet; des pavillons, anciennement ouvriers, aujourd’hui rénovés par de jeunes couples; une enfilade de résidences HLM. Surtout, deux grandes barres d’immeubles abîmées par les embruns trônent en plein centre. Difficiles de les manquer. Ce sont les logements sociaux les plus vieux du Portel.
“On appelait ça le quartier nègre”
Dans le local associatif, Noëllie Feucher, 86 ans, distribue les cartes à ses amies retraitées. C’est la doyenne mais la seule qui ne porte pas de lunettes parmi le quatuor. La boîte de papillotes est ouverte sur la table. Le jeu s’arrête, elle raconte. À la Libération, Le Portel a été détruite à 90% par l’aviation anglaise. Réfugiée dans la Marne, elle est revenue en 1947 à Henriville avec sa famille dans un des baraquements dédiés aux sinistrés. Près de 1500 habitants, soit 15% des Portelois, se sont entassés sur cette dizaine d’hectares. « Avant la guerre, ce n’était qu’un hameau avec des champs. C’est un des quartiers qui a ensuite accueilli toute la misère de l’agglomération boulonnaise » explique Lionel Leprêtre, historien local. En 1958, la moitié d’entre eux vivaient encore dans ces habitats sommaires, en bois.
« Avant on appelait ça le quartier nègre » chuchote Noëllie Feucher. Un surnom dont tout le monde se souvient sans s’accorder sur son origine. Pour elle, c’est une référence aux immigrés maghrébins venus travailler dans le bâtiment. D’après Lionel Leprêtre, le « nègre » renvoie plutôt aux étrangers chinois installés sur la falaise pendant la première guerre mondiale, pour produire le matériel à destination du front.
La retraitée sort des photos. Une grue devant des barres qui sortent de terre. Les résidences Guynemer et Nungesser parachèvent la construction du nouveau quartier : Henrivillle. Il est enfin inauguré en 1960.
En bas de la falaise, les magasins de marée
Assise à côté d’elle, Jeanne se souvient : “À l’époque, tout le monde travaillait dans la marée.” Elle saisit un stylo, s’en sert en guise d’énet, une longue baguette en métal, l’outil des saurisseurs,. “J’ai commencé à 14 ans. On n’avait pas de diplôme donc on disait qu’on avait notre bac à breuille”, les entrailles de poisson en patois local. Elle rejoue les gestes de la salaison : “Là tu accroches le hareng par les branchies, tu en mets 15 ou 20 sur l’énet ” détaille-t-elle avec méthode. La retraitée s’amuse encore des chiffons noués sur la tête pour protéger les cheveux des ouvrières de l’odeur de hareng fumé. Elle évoque les mains de sa fille « abîmées à force de faire des filets pendant 40 ans” et ne peut s’empêcher de montrer les siennes.
Pendant des années, le quartier vivait au rythme des bateaux de pêche venus décharger leur marchandise. « Tous les matins dès 4h, les femmes descendaient d’Henriville bras dessus, bras dessous et chantaient. C’était ça Capécure : l’ambiance” se souvient Christophe Maçon, 80 ans. Aujourd’hui à la retraite, il n’a jamais vraiment quitté Capécure. Dans sa petite maison à la frontière d’Henriville, il aiguise précieusement ses couteaux de fileteurs, son ancien métier, et découpe avec dextérité encornet et merlan dans sa cuisine. Lever des filets de poissons dans le froid des magasins de marée, ça a été toute sa vie. « Ce n’était pas tout rose, on se faisait crever dans le froid à porter d’ énormes caisses, mais moi j’aimais ça ». Surnommé Papy Capécure, il a lui aussi commencé à travailler à 14 ans. Aujourd’hui à la retraite, il continue de descendre au petit matin dans cette zone industrielle où flotte une odeur de poisson macéré. “J’ai mon petit parcours, je passe aux halles puis je discute avec les fileteurs. Même si ça a changé, ça me rappelle des souvenirs” sourit Christophe Maçon.
Casquette sur la tête, les yeux rivés sur son couteau. Romain Prévost, Pimousse de son surnom, coupe et détaille les coquilles Saint-Jacques avec trois autres collègues. En une heure, dix kilos de fruits de mer sont traités par ouvrier dans le froid et l’humidité des ateliers du mareyeur “Les Produits Côtiers”. Une quinzaine de salariés s’affairent dans la même ambiance que Papy Capécure aime tant. Les blagues fusent, les poissons aussi. Seulement, Romain Prévost est l’unique Henrivillois dans l’atelier. Quelques trottinettes électriques et voitures descendent encore aux aurores la route d’Henriville qui mène à la marée : une scène loin des foules du passé.
À 5h du matin, les lumières d’un café percent l’obscurité. “Chez François” ravitaille depuis 40 ans les ouvriers de la mer. Derrière le bar, entre la collection de verres Ricard et la machine à café, trône une photo d’un mètre sur deux jaunie par le temps. Dessus, François, l’ancien propriétaire du bar, semble toujours prêt à servir un client. Son fils, Mathieu, a repris l’affaire. « Comme à son époque, ici c’est un café ouvrier traditionnel, tout le monde doit bien manger » promet-il. Devant l’entrée, trois fileteurs sirotent leurs expressos en attendant des sandwichs au surimi commandés sur Whatsapp. Ce matin, sur la dizaine de personnes présentes dans le bar, ce sont les seuls à travailler à Capécure. Les autres sont retraités ou ont un emploi ailleurs. Matthieu le regrette : “ Avant, les ouvriers passaient prendre leur café cognac sur le chemin. Les gens ont perdu leurs petites habitudes.” L’ouverture du bar a été décalée d’une heure et les horaires d’affluences sont surtout pendant le déjeuner et non plus le matin. En cuisine, le pain trempe déjà dans la bière pour les Welsh. Des douaniers ont réservé trois tables.
À Capécure, les locaux du Syndicat des mareyeurs sont installés au pied de la falaise d’Henriville. Aymeric Chrzan, secrétaire général de ce «Medef des vendeurs de poisson», ne donne pas vraiment de raison à cette défection des Henrivillois: « L’évolution récente, c’est une difficulté marquée à recruter. Avant il y avait des zones où on avait une ressource de main d’œuvre naturelle, pratiquement génétique. Ça s’est délité depuis 10 ans”. Il ironise : “On a des métiers hyper-sexy, il faut se lever à 4h du matin et travailler dans le froid, la glace et le poisson. Mais les jeunes générations ont oublié que pour avoir un salaire il fallait fournir un effort. »
Les magasins de marée investissent désormais les terres pour trouver la main d’œuvre dont ils ont besoin : « en ville on n’est plus attractif mais à la campagne les gens ont encore le sens du produit », estime-t-il. Pourtant, sur le plateau d’Henriville, le taux d’emploi ne dépasse pas les 53%, contre 73% au niveau national.
L’isolement, mal emblématique
Dans les tours, l’emploi « c’est de la débrouille » résume Thomas Peuvrel. Depuis 6 ans, le médiateur de quartier se rend tous les jours dans les HLM avec son collègue Karl Lengagne. « Parmi le peu de gens qui travaillent, c’est souvent des missions d’intérim à Capécure et dans l’industrie ou des contrats d’insertion », explique l’employé municipal. Ici, environ 20% des allocataires de la CAF vivent uniquement de ces aides. Sa collègue animatrice, Audrey Lalloyeau, tient des permanences quotidiennes dans un appartement au premier étage de Nungesser, aménagé en Espace de Vie Sociale. Pour elle, « plein de freins ne sont pas levés. Ce n’est pas qu’ils n’ont pas envie d’aller au travail, mais il y a tellement de problématiques à régler que l’emploi passe après ».
Pauline Becard, responsable de la Politique de la Ville à la mairie du Portel, observe des difficultés chroniques dans les familles des HLM. « Il y a des foyers où les parents ne travaillent pas et ont du mal à cadrer leurs enfants, des décrochages scolaires précoces, des problèmes d’hygiène…». Le confinement a exacerbé ces problématiques. « Il y a eu une réelle aggravation des violences intra-familiales et des séparations », raconte l’ancienne éducatrice spécialisée. Ses collègues médiateurs de quartiers constatent sur le terrain une hausse des familles monoparentales. 25% des foyers des HLM sont concernés selon eux. Pauline Becard pointe aussi du doigt le handicap comme une entrave majeure. En cinq ans, le nombre de ménages bénéficiant de l’allocation adulte handicapé est passé de 17 à 37 sur le secteur.
Patricia Wasselin a travaillé pendant deux ans à l’Espace de Vie Sociale de Nungesser. Elle y faisait le ménage. Depuis son infection pulmonaire pendant le Covid, la native d’Henriville « ne peut plus faire les carreaux en une journée », essoufflée. Invalide de deuxième catégorie, elle touche 340 euros par mois d’allocation. Son mari, en mi-temps thérapeutique, complète pour payer le loyer de 430 euros. En passant à la pharmacie, elle prend des nouvelles d’Émilie Honvault, la tante du jeune Jean-Pierre Maurouard, qui remballe ses affaires. « Là prochaine fois que tu viens chez moi on refera des crêpes » promet Patricia Wasselin au fils de la préparatrice en pharmacie.
L’officine a rouvert il y a peu, après un an de travaux. « Certains collègues me plaignent d’être à Henriville mais il y a peu de pharmacies qui ont vu sur mer » s’amuse Xavier Williard en pointant du doigt le coin d’une vitre. On devine la mer entre les bâtiments. C’est l’un des seuls commerces du quartier avec le tabac, le Proxy et le toiletteur pour chien. Il a repris cette boutique plantée en face des deux tours il y a dix ans. « On est un peu les premières personnes que les habitants vont voir pour des soucis de santé. On a le dossier médical de tout le quartier », raconte le pharmacien. Parmi ses clients, nombreux ne se soignent pas ou ont du mal à le faire : « Certains ne consultent pas de dentiste et doivent se faire arracher une dent quatre mois plus tard », constate-t-il.
Les différents travailleurs sociaux sont unanimes, « l’isolement » est le principal mal d’Henriville. Ces dernières années « le quartier s’est refermé sur lui-même » assure Thomas Peuvrel. Son collègue accuse les difficultés de mobilité. La majorité des locataires n’ont pas le permis de conduire. « On fait très souvent des courses pour les gens. Ils nous demandent aussi de les amener à tel ou tel endroit. Ce sont des immeubles lugubres de cinq étages sans ascenseurs, certaines personnes ne peuvent pas se déplacer”, raconte-t-il.
Au deuxième étage de la tour Nungesser, Ménil, 28 ans, fume à la fenêtre de sa buanderie. Originaire d’Outreau, ce téléconseiller s’est installé ici avec sa compagne lorsqu’elle est tombée enceinte il y a trois ans. « On voulait à tout prix déménager de chez ma mère. On a demandé à Pas-de-Calais Habitat”, le bailleur social, “et c’est le premier truc qu’on nous a proposé » explique Christina, 23 ans. Leur fille Luna rentre en maternelle en septembre. Elle a fait ses premiers pas dans cet appartement bas de plafond.
La jeune famille a rapidement fait des travaux après avoir emménagé dans cette passoire thermique. L’une des trois chambres est devenue une salle télé, le père de Christina a repeint les murs de la salle à manger et de la cuisine mais rien n’a pu être fait pour renforcer l’isolation. « On a beaucoup d’humidité et l’eau s’infiltre carrément quand il pleut” soupire Ménil. Un trou haut d’un mètre au-dessus du plan de travail dessine la trace de l’ancienne chaudière retirée par le bailleur dans le mur. Le jeune père a baissé les bras : “Comme on cherche à partir je me suis dis que ce n’était pas la peine de le refaire ».
Le couple ne se plaît pas dans l’immeuble. « Pendant deux ans, on a eu de gros problèmes de voisinage avec ceux du dessus. Les murs sont en papier de cigarette. Leur fils était hyperactif et il réveillait parfois la petite à 5h du matin », explique le téléconseiller. Partout ailleurs, le loyer est plus cher. Pour Ménil et Christina, l’idéal aurait été que le bâtiment soit démoli pour être relogés ailleurs. Le projet avait été avancé par la municipalité il y a deux ans. Les travaux n’ont jamais commencé.
“Du mal à comprendre les attentes du quartier”
En 2019, Le Portel fêtait pourtant la fin des travaux financés à 80% par l’ANRU, l’Agence nationale de rénovation urbaine, qui a alloué 7 millions d’euros à la ville. Un saut à l’élastique et une descente en tyrolienne de 60 mètres ont été installés pour l’occasion devant la médiathèque, proche du centre-ville. La scène rappelle l’inauguration de Henriville où des « manèges tournaient allègrement, consacrant la naissance d’un quartier » écrit Lionel Leprêtre. Mais cette fois, pas de logements neufs pour Henriville, seulement les voiries intégralement refaites pour 700 000 euros. Des fresques à l’effigie d’habitants du quartier ont également été peintes sur les façades des HLM qui, elles, n’ont pas bougé.
Olivier Barbarin, maire divers gauche du Portel, est assis dos à la fenêtre de son bureau de l’hôtel de ville. Une affiche de la Commune de Paris est accrochée sur le mur jaune aux côtés de quelques photos. Le sexagénaire constate lui aussi « l’état déplorable » du parc immobilier de Pas-de-Calais Habitat et des « passoires énergétiques » des HLM de Henriville. « Dans les conseils de quartier, ce qui revient, c’est le logement », rapporte-t-il, « notamment la démolition des HLM Nungesser et Guynemer ».
Le maire connaît bien ces immeubles. Il a grandi dans un pavillon de la rue d’en face. En 1977, son père, Paul Barbarin, devient maire socialiste du Portel. Le fils reprend la mairie à la droite en 2014, un an avant que Henriville ne soit classé QPV. Il y a 40 ans qu’il n’y habite plus. « C’était un quartier où on vivait bien, les gens se disaient bonjour », raconte l’élu. Il constate aujourd’hui un délitement de la vie de quartier, « comme partout ».
Olivier Barbarin ne compte pas « se battre pour l’instant » pour la démolition de ces barres, dont la décision revient au bailleur social. Il a négocié « pendant deux ans et demi » avec Pas-de-Calais Habitat pour la rénovation des petites maisons HLM de Henriville. Pour le reste du quartier, il imagine déjà « une nouvelle physionomie » étape par étape. Avant les immeubles, c’est le lycée maritime qui doit être démoli.
Vivre dans le quartier à 20 ans
Les locaux l’appellent «l’école des mousses ». On y voit souvent une poignée d’adolescents fumer derrière ses grilles rouillées. 97 pensionnaires dont 7 filles s’y forment aux métiers de la mer. Certains seront mécaniciens, d’autres embarqueront à bord de navires marchands. Seule une quinzaine d’entre eux viennent du Boulonnais et aucun n’habite en Henriville. « Il y a peu de vocation à devenir pêcheur parmi nos élèves, même si c’est un secteur qui recrute beaucoup » explique Mehdi Bouchelaghem, le jeune directeur. De nombreuses chambres sont vides dans l’internat. Le lycée maritime, le seul de France situé en REP, pourrait accueillir 140 élèves. Une vieille tour de guet surplombe la cour. Face à elle se joue le bal des porte-conteneurs. Les balcons sont interdits d’accès. Trop dangereux. Le campus vieux de 65 ans est devenu vétuste. Dans trois ans, il sera démoli. Le nouveau lycée sera sur le port de Boulogne-sur-Mer. Le maire ne regrette pas le départ de ce dernier vivier de jeunes : « Quel intérêt de garder ce lycée dans cet endroit-là ? Vous imaginez vivre dans un quartier loin de tout quand vous avez 20 ans ? »
L’élu déroule son bilan : l’éclairage refait, l’épicerie sociale, le stade du Chaudron où joue l’équipe du Portel en première division de basket, le parc de La Falaise et « ses jeux en pagaille ». À l’entrée de ce dernier, un city stade toujours vide. À côté, des jardins familiaux quadrillent le terrain. Olivier Barbarin en a recréé 40 depuis sa prise de mandat. « Le but c’était que les gens des HLM puissent sortir de chez eux et cultiver carottes et pommes de terre. Ça coûte à peu près 250 euros à l’année » avance-t-il. Les parcelles sont toutes louées. Seulement, ce sont essentiellement des Portelois du centre qui y jardinent, pas les habitants du QPV.
« Ça me fait mal parce que je suis un enfant d’Henriville mais j’ai du mal à comprendre les attentes du quartier », confesse le maire, « c’est difficile d’attirer les gens. » Pour lui ce n’est plus la solidarité qui caractérise Henriville mais sa « passivité ». Les médiateurs le reconnaissent. Leurs missions sont d’autant plus difficiles à mener qu’ils ont du mal à toucher les habitants. À l’Espace de Vie Social, chaque prise en charge est un travail de fourmi : « Pas plus tard qu’hier on a eu une personne qui est rentrée pour un atelier et il y avait tellement de visages qu’elle ne connaissait pas qu’elle a fait une crise de panique » raconte Audrey Lalloyeau.
Accoudés au comptoir du bar de la Marine, sous la lumière d’une grosse ampoule jaune, Kevin et Julien, la quarantaine, se remémorent leurs souvenirs de jeunesse dans un quartier vivant. Maternelle, primaire, collège et lycée : ils ont grandi ici. “Ensemble, on a fait toutes les conneries possibles à Henriville, tous les jeunes jouaient à la crotte moelleuse”, un jeu de ballon, “dans les rues jusqu’à la tombée de la nuit”. Aujourd’hui ils n’y habitent plus. Les jeunes sont partis après le lycée. Julien s’est installé à Paris pendant plusieurs années et Kevin a découvert l’Angleterre avant de revenir habiter au Portel. “C’est pas qu’on n’aimait plus notre quartier, mais il n’y avait plus grand chose, pour nous les jeunes, même notre annexe a fermé.” se rappelle ce dernier. Baby-foot, billards, jeux de société et canapés, dans l’actuelle salle Jean-Pierre Maurouard, se trouvait l’espace jeune d’Henriville. Des moniteurs y encadraient les jeunes dans leurs vies et dans leurs activités. Kevin se rappelle de la journée italienne, 24h à distribuer des pizzas dans les rues. Aujourd’hui il ne reste de ce lieu que des souvenirs. “On avait une salle de musique ou un terrain de tennis. Mais tout a fermé après notre lycée”, s’agace Julien comme si la fermeture avait eu lieu hier.
Certains lieux ont cessé de vivre, faute de renouvellement du tissu associatif. C’est le cas de l’ABH, l’Association de Boules d’Henriville. “Avant, la pétanque était hyper importante. Tous les ans le club organisait une compétition, tout le monde était là, c’était génial”, se rappelle Kevin.
Ces structures pour les Henrivillois, par les Henrivillois sont pourtant cruciales. “ Ici, si une activité n’est pas proposée par les habitants eux-même, personne ne va se déplacer, éventuellement ils vont regarder par la fenêtre ” explique Karl, un peu désespéré.
Une perte de repères
Cette vie en vase clos, Aurélien Maurouard, fils de l’ancien concierge et oncle du défunt Jean-Pierre Maurouard, la connaît bien. Avec Kevin, Julien et d’autres anciens habitants, ils ont décidé en 2014 de monter le Collectif des Amis d’Henriville. Brocante, spectacle et surtout carnaval : la vingtaine de membres essaye de réanimer le quartier. Laure Cromard est arrivée il y a une dizaine d’années. Désormais présidente de l’association, elle partage son quotidien entre la salle Maurouard et sa maison à Henriville.
Comme elle, ce sont ces habitants, propriétaires des petits pavillons, qui sont les plus investis. “Dans un conseil de quartier vous allez avoir trois quarts venant de la population plus aisée et le reste ce sont les gens des HLM”, s’attriste le maire. Sur ces maisonnettes, les panneaux à vendre ne restent pas. “De petites maisons abordables dans l’agglomération du Boulonnais, à deux pas de la plage, forcément ça attire de nouveaux habitants” soutient Karl Lengagne. Avec l’arrivée de cette population, plus cossu, Henriville n’est plus éligible de peu, au statut de QPV. “On a d’un côté une situation qui se dégrade dans les HLM et à côté, des gens qui gagnent pas trop mal leurs vies qui arrivent dans le quartier” conclut le médiateur. Pour correspondre aux critères d’éligibilité, l’agglomération a rassemblé plusieurs QPV d’Outreau à Boulogne-sur-Mer pour n’en former qu’un.
Les frontières d’Henriville s’effacent. Le “no man’s land” qui le séparait du centre-ville est aujourd’hui urbanisé et semblable au reste du Portel. Deux lignes de bus passent toutes les 15 minutes. L’ancienne chapelle où les Restos du Coeur s’étaient installés a été détruite en mars pour faire place à des logements neufs. Du quartier des ouvriers de la mer, il ne reste que les deux barres HLM et l’ancien terrain de boules parsemé de mauvaises herbes qui les relient. Elles aussi sont vouées à disparaître. Quelques coutumes et un sentiment d’appartenance à ce quartier perdurent et se transmettent encore malgré le désenclavement : « Ici c’est 62 481 Henriville, on a notre identité, on n’est pas comme le reste de la ville» déclare fièrement Kevin. Parti, il reste Henrivillois.
Arthur CARN et Tiago ROY
–> Pour plonger dans l’ambiance d’Henriville :