“Je donne toutes mes cartes à mes enfants”

A Saint-Omer, dans le Pas-de-Calais, les familles des quartiers populaires, souvent monoparentales, font le maximum pour leurs enfants, soutenues par la PMI (Protection maternelle infantile), porte d’entrée du réseau d’aide sociale. Les services manquent de moyens mais sont indispensables, face à l’isolement et à la précarité.

« J’ai toujours voulu être maman. C’est peut-être dû à mon enfance, je suis une fille placée.” Alison se raconte, lucide. “Il fallait que je redécouvre la famille par moi-même. ». La jeune femme a été prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance jusqu’à ses 18 ans. Un service aujourd’hui au bord de la rupture. Une commission d’enquête parlementaire examine ses dysfonctionnements depuis le 14 mai. La protection de l’enfance est pourtant le dernier rempart face à l’isolement des mères dans les quartiers populaires. 

Dans le salon de Alison, une photo récente de ses deux enfants. A droite dans le cadre, Théo, son aîné, qu’elle vient de déposer à l’école. Il a 5 ans, une chemise à carreaux et des cheveux rasés. A gauche, Oscar, 2 ans, le petit dernier. Il fixe l’objectif avec ses grands yeux bleus et ses lunettes rondes. Les mêmes yeux que sa mère.  

Le soutien de la protection de l’enfance

Alison a eu son premier enfant à 20 ans. Avec ce nouveau statut de parent arrive l’inquiétude. Théo ne parle pas malgré les années qui défilent. La jeune mère s’est alors dirigée vers la Protection maternelle infantile (PMI) : « J’ai voulu m’entourer. On se sent vite isolée quand on ne sait pas faire ». Elle habite à Saint-Omer, au cœur du quartier Saint-Exupéry. Ici, la PMI, tout le monde la connaît. Le quartier tient en une rue. Le taux de pauvreté s’élève ici à 60 %. Un quart des familles sont monoparentales. Le secteur est classé QPV, quartier prioritaire de la ville. Les immeubles beiges de six étages se suivent dans une courbe, entourés de pelouses et de parkings.

Dans l’entrée de la PMI d’Arques, sur le dessus d’une pile de livres, un album jaune : Les colères, de Catherine Dolto. Sur la couverture, un petit enfant blond hurle et balance son doudou. A la lisière de Saint-Omer, ce petit bâtiment des années 70 réunit puéricultrices, médecins, sage-femme et éducatrices qui accompagnent les familles. Des baies vitrées délimitent la salle de puériculture où les enfants de 0 à 6 ans sont accueillis. Depuis la salle d’attente, on entend les téléphones sonner à l’étage. Au bout de l’escalier, les travailleurs sociaux se partagent une dizaine de bureaux. Cécile Bacquet, la directrice de l’établissement, explique :  “Nous suivons toutes sortes de familles. Des enfants en danger, il y en a partout. Mais la pauvreté et la précarité sont des facteurs aggravants. La reproduction sociale, elle est toujours là.”

De Saint-Omer à Arques en passant par Longuenesse, les travailleuses sociales ont identifié des poches de forte pauvreté. Saint-Exupéry, le square Marcel-Pagnol, l’avenue Léon-Blum, le Quai du Commerce. « Il y a une concentration phénoménale de familles à accompagner, parfois dans un même immeuble » constate Cécile Baquet. De l’aide éducative à l’intervention en cas de maltraitance, la PMI se construit en appui pour les parents. Elle reste le point d’entrée le plus fréquent. Ensuite, le réseau se déploie : associations d’aides à domicile, groupes de paroles, ateliers parentalité.

Des mères qui se parlent 

A la PMI, sages-femmes et puéricultures s’accordent sur un point : “L’échange entre parents, ça permet vraiment de se tirer vers le haut. Ils se rendent compte qu’ils rencontrent les mêmes problèmes.” 

Tous les lundis, Héloïse et Marie-Hélène, toutes les deux TISF, animent un atelier parentalité à Enquin-lez-Guinegatte, à 20 km de Saint-Omer. Les techniciennes de l’intervention sociale et familiale ont un rôle : apporter un soutien aux familles dans leur quotidien. Elles arrivent à 14h pétantes, avec des sacs pleins à ras bord. Tout de suite elles s’affairent, déplacent les tables, déplient le tapis de motricité, sortent les livres, et surtout, les gâteaux pour le café. “On organise toujours un petit moment café avant de commencer, explique Manu, bénévole en charge de la médiathèque, parce que ce sont des parents qui ont besoin de parler, qui sont en isolement social.” 

14h27, “Ils sont déjà là !” s’exclame Heloise. Louanne arrive avec sa mère, en tenue de lapin de Pâques. Vient ensuite un couple et leur nourrisson : il sera le seul père présent ce jour. Originaires de Dunkerque, ils ne connaissent personne ici. Enfin, Juliette passe la porte en robe de princesse. La petite fille montre la licorne violette de sa robe avec fierté. Elle n’a rien voulu mettre d’autre”, clame sa mère, Cécile.

Tout le monde s’installe, se sert un café ou un thé. Les enfants piochent une madeleine et vont jouer ensemble, sauf Juliette qui reste collée à sa mère. Elle tente de lui arracher son café des mains à deux reprises pour capter son attention. Résultat : deux tasses renversées. “On est très fusionnelles, trop parfois, elle me suit partout. J’ai jamais de pause. On n’est que toutes les deux toute la semaine. Quand son père rentre le week-end, j’essaie de la mettre avec lui mais il n’y a rien à faire.” Le père de Juliette est chauffeur routier. C’est pour emménager avec lui que Cécile est arrivée ici.  “Rencontre internet !” s’exclame-t-elle. Avant la naissance de Juliette, elle était préparatrice de commande. “C’est des horaires décalées, soit on commence à 6h, soit on finit à 22h. Je n’ai trouvé personne pour la garder. Je vais me remettre à chercher quand elle entrera à l’école.” 

Rendre l’entraide accessible 

Ces ateliers sont souvent le premier pas pour couper le cordon. Au bout d’une grosse heure, Juliette lâche petit à petit la jambe de sa mère : “On nous a conseillé de venir parce qu’elle ne parle pas beaucoup. Ici, elle rencontre d’autres enfants”, précise celle-ci.

Cécile se rend aussi ponctuellement au LAEP (Lieu d’accueil enfants parents), comme beaucoup de parents suivis par la PMI. Là-bas, pas de thème, pas d’activité prévue, pas d’inscription. Le LAEP est un espace de sécurité qui répond à une charte stricte. Les accueillants ne doivent pas adopter une posture d’expertise. Ils ont un rôle d’écoute et de conseil, à la demande des parents. Le matin, pendant deux heures, les familles viennent gratuitement et sans donner leur nom. Sophie Josserand est responsable des LAEP de la communauté de communes de Saint-Omer. “Chaque habitant a un LAEP à moins de 10 km” revendique-t-elle. L’objectif premier : rompre l’isolement et échanger au sujet de l’épuisement des parents. Certains sujets sont récurrents : l’alimentation et le manque de sommeil en tête de liste, mais aussi les finances, la place des pères ou l’allaitement. 

Retour à Saint-Omer, pour des ateliers organisés un mardi par mois par l’association Attente active, dans les locaux municipaux au-dessus de la gare. Retard de langage, motricité, hyperactivité : la PMI oriente les enfants qui rencontrent des difficultés de développement et leur mère vers cette association. “Le but de l’atelier c’est de sociabiliser les petits”, explique Delphine Vaillant, coordinatrice du projet. “Il y a beaucoup d’enfants isolés du fait que les parents sont eux-mêmes isolés.” Plus un enfant en difficulté est orienté tôt vers les personnes compétentes, plus il a de chance de s’épanouir dans la durée. L’autre but de cet atelier : rassurer les mères. “Ce sont elles les expertes de leurs enfants. La plus grosse difficulté c’est d’accepter qu’ils sont différents et qu’ils ont besoin d’un accompagnement professionnel.” 

Des mères sous le regard de l’aide sociale 

Ce mardi de mars est tourné vers la motricité grâce à la présence d’une ergothérapeute. L’atelier se tient dans une salle du 1er étage de la gare, avec de grandes baies vitrées, des tapis de sol et même un tipi. “On a choisi ce lieu car il est neutre, accessible par tous les moyens de transports”, précise Delphine Vaillant. La mobilité des parents est un obstacle majeur à l’accompagnement. 

J’ai un nom, un prénom, deux yeux, un nez, un menton, dis-moi vite ton prénom pour continuer la chanson”, chantonne Bertille, l’infirmière puéricultrice. Quatre mères et leurs enfants sont présents, dont Alison, Théo et Oscar, assis en rond sur des gros poufs. 

L’animatrice commence avec un jeu de construction. Joan, Mathis et Hugo empilent les pièces marrons les unes sur les autres. Inès, la seule fille de l’atelier, se cache derrière les jambes de sa mère. L’ergothérapeute met en place des circuits avec slaloms, sauts, galipettes : “La PMI veut qu’on observe. C’est ce qu’on fait en offrant un cadre différent de celui de l’école avec moins de restrictions et surtout moins de personnes”, explique-t-elle.

Alison retrouve d’autres mères pour parler de ses difficultés dans lesquelles se reconnaîtront tous les parents. Repas, sommeil, frustration, pleurs. Elles ne sont plus seules à apprendre à devenir mère.

Accompagner dans l’intimité du domicile

Mais dans certains cas, les ateliers ne suffisent pas, les travailleuses sociales passent alors à l’accompagnement à domicile.  Un “travail de dentelle” décrit Cécile Bacquet, directrice de la PMI, souvent utilisé dans ce territoire morcelé, où la mobilité des mères est un obstacle au quotidien.

Départ chaque matin, entre 6 et 10 h en fonction des rendez-vous de la journée. “Ma voiture c’est mon outil de travail’ revendique Héloïse, TISF, au volant d’un véhicule spacieux et ordonnée à la carrosserie grise foncée. La banquette arrière est équipée de sièges pour enfants. Héloïse est missionnée par la PMI. Aide éducative,  accompagnement des mères célibataires, suivi d’enfants placés. Elle accompagne une vingtaine de familles à elle seule, chacune avec son lot de difficultés. Elle va jusque dans les salons des familles, jusque dans leur intimité.

Aujourd’hui, elle vient partager un déjeuner avec Margot et Steve, parents de Luna. Très vite, la conversation porte sur la crise de colère de la petite fille de 6 ans la veille au soir. “Elle a tout cassé”, décrit Margot, en montrant le bleu que sa fille lui a fait sur le dos de la main. Punition : pas d’écran. Mais Steve avoue vite qu’il a craqué et lui a donné son téléphone pour qu’elle s’endorme. “Vous devez tenir vos punitions“, explique Héloïse calmement. Elle propose une partie de carte en famille après le repas : une bataille ! Luna triche et agace son père. Héloïse rappelle les règles, aide la petite fille à distribuer équitablement et apaise la partie. Une dizaine de minutes plus tard, la dispute reprend.

Luna a pu rester chez ses parents car la PMI a considéré qu’elle n’était pas en danger. Dans des cas plus graves, les enfants sont confiés à l’ASE (Aide sociale à l’enfance) sur décision du juge pour enfants. “Placeuses d’enfant”, c’est l’image qui colle à la PMI, explique Cécile Baquet, une peur qui persiste dans toutes les familles suivies.

Reconstruire le lien le temps d’une visite 

Charlie a deux ans. Il a été placé dans une famille d’accueil suite à des “négligences”. Depuis la décision de justice, il voit sa mère, Gabrielle, deux heures par semaine dans le cadre d’une visite médiatisée, sous les yeux vigilants d’une TISF. C’est Héloïse qui s’en charge aujourd’hui. Rendez-vous au square Marcel-Pagnol, au domicile de la mère. Un carré de tours orange pâle et beige, noircies par la pollution. Gabrielle est en retard. “Elle perd du temps de visite”, s’agace Héloise. Elle arrive essoufflée, ses yeux s’illuminent à la vue de Charlie. Elle repère son air fatigué. L’assistante maternelle qui l’accompagne explique qu’il a des coliques. Elle dépose Charlie dans les bras de sa mère, lui lance “à tout à l’heure” et repart. 

Gabrielle monte dans son appartement avec son fils et Héloïse. La TISF doit observer chaque geste. La jeune mère emmène le nourrisson dans sa chambre pour le changer. Elle manipule le corps du bébé avec la maladresse des premiers gestes. “Vous n’êtes pas très délicate”, rigole Héloïse.

Dans le salon, mère et fils s’installent par terre pour jouer. Gabrielle enlève sa veste, rejette ses longs cheveux qu’elle a lissés pendant une heure hier soir derrière l’épaule, et laisse deviner un tatouage sur son bras. “Charlie”, avec l’heure et la date de naissance de son fils. Un tableau sur le mur lui fait écho. “Charlie je t’aime, rendez-vous ce matin” tracé à la craie blanche. Un engagement pris envers son fils. Héloïse s’assied à une table pour travailler. Au bout d’une quarantaine de minutes de jeu, Gabrielle attrape son téléphone pour prendre son fils en photo. “Regarde-moi !”. Le bambin s’approche à quatre pattes et s’amuse avec l’écran. Sa mère le lui retire. Son regard se perd dans le vide. “T’es pas en forme” soupire-t-elle. Gabrielle aurait préféré que Charlie ne vienne pas aujourd’hui. Elle demande à Héloïse s’il peut repartir plus tôt. La TISF grimace discrètement. Selon elle, Charlie se porte bien. “On ne doit pas intervenir pendant une visite médiatisée, explique-t-elle, mais on doit tout suivre à la trace. Je dois observer l’investissement du parent pour espérer un retour de l’enfant dans les meilleures conditions.”

Protéger son enfant des violences

Plus que devenir mère, faire famille est parfois impossible. Les professionnelles de la PMI notent une recrudescence des difficultés psychologiques liées aux violences conjugales. Marie-André Coulon, sage-femme à Arques et Saint-Omer, note : “ Ce sont elles [ndlr : les mères]  qui vont devoir protéger leurs enfants. Elles ont peur de reproduire ce qu’elles ont vécu.”  

Gwen a deux enfants. Ses cheveux blonds délavés tombent sur ses joues creusées et ses cernes marquées. Elle est accompagnée par Laure, elle aussi TISF. “Gwen vient juste de s’extraire d’une situation d’emprise avec un homme”, murmure-t-elle. “Elle est retournée vivre chez le père de ses enfants.” A l’arrivée de Laure, c’est Dylan, l’aîné de 7 ans, qui ouvre la porte du garage, suivi par sa petite sœur, de 3 ans, Alissa. Le garage mène à une petite cour, parsemée de jouets. Gwen est assise derrière une baie vitrée, avec son téléphone dans une main et la télécommande de la télé dans l’autre. Elle observe des enfants depuis le canapé. Des clips défilent sur l’écran télé, en plus des cris aiguës de petites perruches dans une cage. Le programme du jour : cuisiner des lasagnes. Ça, c’est seulement pour les petits. Pour leur mère, chaque mouvement est un effort. “Gwen souffre d’anorexie”, glisse la TISF. “Elle a toujours été en malnutrition, dès le ventre de sa mère, qui souffrait elle aussi d’anorexie.” 

Gwen ne décolle pas de son téléphone. Son ex-conjoint, de qui elle est séparée depuis seulement quelques jours, continue de lui envoyer des messages. “J’y retournerai pas, c’est fini, c’est fini”, assène Gwen. L’ex-conjoint la menaçait physiquement, elle et ses deux enfants. La TISF a dû faire évacuer la famille en urgence. “Il les a traumatisés. Dylan, il ne veut plus y retourner”, explique la mère. L’aîné est suspendu à chacun de ses mots, à chacun de ses gestes. A tel point que depuis leur départ, il peine à se nourrir lui aussi. “C’est la maîtresse qui a fait un signalement”, explique Laure. “Vu l’état de la maman, on doit accompagner ses petits gestes du quotidien, comme la cuisine.” 

Le téléphone de Gwen vibre. Son ex-conjoint a une nouvelle compagne. La fille de celle-ci l’appelle. “Tu sais que ma mère dit que tu maltraites tes enfants ?” Gwen a peur qu’on les lui retire. Elle se prépare cigarette sur cigarette, des tubes vides, à remplir de tabac. Elle fume à la baie vitrée et laisse tout l’air froid s’insérer dans le salon carré. “Moi ma mère, elle ne m’a jamais aimé”, lâche-t-elle. “Mes enfants sont toute ma vie et je sais que j’ai des difficultés, je suis suivie par une assistante sociale, par une TISF, je sais tout ça.” Elle réfléchit, lâche une bouffée de fumée. “Mais je fais tout pour eux.”

Un réseau d’aide s’est construit autour de ces femmes. La Passerelle accueille les victimes de violences conjugales. Les femmes peuvent y trouver une écoute, un lieu sûr, une aide financière et juridique.

Laurie est accompagnée par La Passerelle. Elle vient d’apprendre que son ancien compagnon a été placé en détention pour six mois. “Je culpabilise” confie-t-elle à Héloïse, TISF décidément sur tous les fronts, qui l’aide à s’occuper de ses deux fils, Lucas et Arthur.“Je l’imagine en cellule”, ajoute-elle avec un rire nerveux. Elle vit dans un quartier prioritaire de la ville de Saint-Omer. Laurie a les yeux fatigués et bordés de larmes. La jeune femme va devoir partir, déménager, fuir. Elle a six mois, “sinon il reviendra”. Les larmes montent à nouveau. “Le problème c’est que je serai sans vous”, dit-elle à Héloïse. “On n’est que de passage, pour vous accompagner”, explique la TISF, elle aussi émue.

Rompre le cycle de la violence

Laurie s’est absentée pour un rendez-vous plus long que prévu. Dans l’appartement, les deux enfants s’impatientent. “Elle est où maman ?” répète Lucas. Arthur court entre la porte d’entrée et la salle de jeux. Héloïse tente de les rassurer, en vain. Au moindre bruit, les têtes se tournent vers la porte avec un air inquiet. Au bout d’une heure trente, Laurie arrive avec un grand sourire, et des bonbons.

Lucas s’approche de la jambe de sa mère. “Il est complètement transformé et calme depuis que je lui ai expliqué qu’on était en sécurité.” Lucas a trois ans. Au début des visites d’Héloïse, il ne s’exprimait jamais. “C’est pendant qu’on jouait ensemble qu’il a commencé à parler. Il a raconté les violences qu’il avait vues” explique Héloïse. Avec son petit frère de deux ans, les échanges sont musclés. “Elle leur a acheté beaucoup de jouets pour compenser mais ils cassent tout ”, déplore la TISF, assise au milieu de voitures, camions et circuits de courses amassés. Laurie observe ses fils du coin de l’œil. “J’espère que tu défonceras pas les femmes comme tes jouets ”, lance-t-elle à Lucas. Tout de suite, elle se reprend. “Non, il sera pas comme ça, il est doux et galant. Il tient déjà la porte aux autres.”

Héloïse, la TISF, rebondit immédiatement. « Ça ne vous arrivera pas. Vous mettez tout en place, vous faites les choses bien pour qu’il grandissent normalement. » Laurie s’est saisie des outils à sa disposition. Elle emmène ses garçons chez la psychologue de La Passerelle. Elle se rend au lieu d’accueil parents enfants. La jeune mère scrute chacun des gestes de ses enfants, prête à relever le moindre trouble ou signe d’agressivité. 

Dans le quartier de Saint-Exupéry, Alison trie des papiers administratifs. Oscar, son plus jeune fils, se réveille ronchon de la sieste, son doudou jaune à la main.  Malgré les réticences de son ex-compagnon, malgré cette impression persistante « qu’on fait tout mal », Alison a su elle aussi aller chercher de l’aide pour son fils aîné, Théo. L’enfant multipliait les crises à l’école. Les maîtresses et les parents alertaient régulièrement Alison sur son comportement. Une lourde charge pour la jeune femme isolée. 

Le diagnostic reste encore indéfini, mais Théo est reconnu comme handicapé à 50%. La jeune femme a mis du temps à tolérer l’accompagnement des services sociaux. « C’est dur de voir son enfant brutal. On se sent jugée, à force d’entendre les autres dire que c’est de votre faute, on s’en persuade. » Depuis le suivi par la PMI, Alison a intégré un forum de parents d’enfants atteints de troubles de l’attention, en plus de l’atelier xxxx. « J’ai l’impression d’être devenue éducatrice ! Je fais des pictogrammes, j’utilise les astuces des ateliers, raconte-t-elle, On apprend beaucoup avec ses enfants ». Voir l’évolution positive d’autres petits la rassure pour le futur de son fils. 

Après une rupture difficile avec le père, Alison entrevoit un nouvel avenir pour ses deux garçons. Son nouveau compagnon entre peu à peu dans leurs vies. Pas trop vite. Il lui a fallu du temps pour « guérir ses blessures de foyer». Alison tient à être indépendante financièrement. La prochaine étape, c’est trouver un travail. Elle veut prendre son temps et préserver ses enfants. Ils lui apportent une stabilité, le sentiment d’être utile. La jeune femme passe sa main dans les cheveux du petit dernier, à peine réveillé : « Je leur donne toutes mes cartes et, qui sait, ils vont peut-être m’étonner ».

LAEP, suivi à domicile, prévention, la PMI déploie tout un tissu d’acteurs sociaux. Un équilibre fragile. Elisabeth Lafitte, pédiatre et membre du syndicat national des médecins de PMI, raconte un secteur en manque cruel de moyens. “Il y a des départements où il n’y à quasiment plus de PMI. Il y a une puéricultrice qui essaie de faire de son mieux.”  Manque de médecins, de psychomotriciens, de sages-femmes, de psychologues. À Arques, les référents de l’aide sociale à l’enfance sont tous en arrêt de travail. Des adolescents passent la journée à la PMI avant de trouver une place d’urgence pour la nuit, en attente d’un lieu d’accueil.

Une “catastrophe à l’échelle nationale”

Depuis le 14 mai, une commission d’enquête parlementaire se penche sur les dysfonctionnements de l’Aide Sociale à l’enfance. Face à un système au bord de la rupture, trente députés mènent des auditions de professionnels de l’ASE et d’associations de protection des mineurs. Épuisement du personnel, maltraitances, abandon des travailleurs sociaux comme des jeunes à leur majorité : le bilan oblige les services publics à une réponse urgente.

Si on n’a pas un sursaut de réaction rapide de la part de nos dirigeants, on risque de s’éteindre doucement”, s’insurge Elisabeth Lafitte. Et sans la PMI, le château de cartes s’effondre. “Plus on est en difficulté pour travailler dans le cadre de la prévention, plus on a de chance que les situations évoluent vers la protection de l’enfance.”  En théorie, l’établissement devrait pouvoir se rendre dans chaque famille au moins une fois. Mais les professionnelles se retrouvent dans l’obligation d’imposer des délais d’attente, “forcément, ça impacte les relations avec les parents.”

Dans la PMI d’Arques, Cécile Bacquet gère des équipes à bout de souffle. “Si on lâche sur la prévention, sur la détection des difficultés tout de suite, il y a des effets qu’on arrive plus à endiguer. Aujourd’hui, c’est la catastrophe à l’échelle nationale.” Si les services de la PMI disparaissent, les futures mères à l’image de Alison, Laurie et Gwen se retrouveront seules pour protéger leurs enfants.

“J’ai toujours fait appel à la PMI quand j’avais des doutes. Ce serait compliqué si elle venait à disparaître parce que tous les parents ont besoin de suivi”, confie Alison. Malgré les dysfonctionnements des services sociaux, la jeune femme reconnaît la nécessité de ces derniers remparts. “Je remercie d’avoir été placée jeune :  sans l’aide sociale à l’enfance, je ne sais pas où les enfants iront.”