Auchel, en bordure du bassin minier du Pas-de-Calais, est une ville en archipel : chaque quartier vit de son côté. La Cité du 3 et celle des Provinces l’illustrent : corons contre tours, brique contre béton. L’une est l’héritière de l’architecture minière, l’autre, un témoin de l’urbanisme des années 60. Pourtant, leurs habitants partagent un même sentiment : l’abandon.
Les Auchellois ne sont pas tendres avec leur ville. Chacun y va de son surnom, « Auchel-les-cassos », « poussette-land », « ville morte ». Auchel, c’est le bassin minier. C’est 11 000 habitants et un taux de pauvreté moyen de 30%. Plus d’un quart des familles y sont monoparentales. Le plus souvent, la mère est seule. C’est la Cité du 3, la Cité du 5, la Cité Rimbert et les Provinces. Quatre quartiers prioritaires aux quatre points cardinaux d’Auchel : trois sont des cités minières, le dernier est un grand ensemble des années 70. « Des villes dans la ville » selon Véronique Diers, adjointe chargée de la cohésion sociale à la mairie.
À l’est, la Cité du 3 vit encore à l’ombre de son terril de 179 mètres de haut. La vie d’Auchel a été rythmée par l’exploitation de ses mines entre 1852 et 1974, date de fermeture du dernier puits. Pour rejoindre Mme Martin, il y a trente ans, on se serait perdu parmi plus de 800 maisons de corons. Aujourd’hui, il n’en reste qu’une centaine résistant parmi les terrains vagues. Elle habite rue du Milieu, dans une maison encore debout. Elle a été rénovée en 2019. De ce côté d’Auchel, la brique domine, les corons ne dépassent pas le premier étage.
La porte de Madame Martin s’ouvre. Du haut de son mètre cinquante, elle retient fermement le labrador de son fils, et laisse entrevoir son intérieur fraîchement rénové. Depuis cinq ans, elle est passée au gaz. « Mes parents, c’étaient des mineurs. J’ai toujours vécu dans le charbon». Elle s’est longtemps chauffé avec. « Moi, je veux mourir dans mes fleurs. » Son jardinet est soigné, parterre débordant de géraniums.



À l’ouest, le quartier des Provinces vit à l’ombre de ses tours. Il est sorti de terre à la fin des années 1960. Sa verticalité et ses couleurs pâles le démarquent du reste de la ville. Cette singularité lui donne son surnom : « les blocs ». Le nombre d’étages varie entre quatre et huit et chaque immeuble porte le nom d’une province française : Savoie, Poitou, Anjou, Maine, Lorraine, Champagne… Ici, l’heure est aux destructions. Déjà, le bâtiment Île-de-France est en train d’être rasé.
Germinal ou presque
La Cité du 3 construite en 1887 avait tout du cliché à la Zola. À 77 ans, Mme Martin raconte : « C’était triste à l’époque, il n’y avait pas d’eau, il fallait aller la chercher à la pompe, on n’avait qu’une pièce et une chambre, les toilettes étaient au fond du jardin. » Pourtant, la septuagénaire préférait cette époque passée. « On était souvent dans la rue, tout le monde se disait bonjour », sourit-elle pleine de nostalgie. Elle regrette l’ambiance d’antan : « C’est plus pareil qu’avant, c’est chacun pour soi maintenant. »
Philibert Berrier, 75 ans, maire d’Auchel de 2018 à avril 2025 après une carrière dans la police nationale, entretient cette mémoire. « Je suis né dans la Cité du 3, du temps des mines. C’était la misère, l’ambiance était sordide et j’en suis totalement conscient. Mais on était bien dans les corons. Il y avait de la solidarité, des gens qui s’aidaient car ils avaient les mêmes problématiques » se remémore-t-il.

Les Auchellois « parlent souvent de la solidarité qui existait avant », observe Bénédicte de Lataulade. Elle leur donne raison. Sociologue urbaine, elle a travaillé en 2022 pour la communauté d’agglomération Béthune-Bruay-Artois-Lys-Romane (Cabbalr) à laquelle est rattachée Auchel. « Aujourd’hui, il y a un repli sur la cellule maison, les cités minières sont passées d’une société communautaire à une société très individuelle ». Ce changement s’explique par de nombreux facteurs selon elle : les populations se sont renouvelées et, à part certains enfants de mineurs, « les nouveaux habitants ne connaissent pas l’histoire et n’ont pas les repères de ces communautés minières ».
Quitter les corons
En 1968, les premiers puits de mine ferment et les premiers corons du 3 sont rasés. Les mineurs étaient le plus souvent envoyés dans le Lensois, où l’on exploitait encore le charbon. Philibert Berrier a 18 ans. « Mon père était électromécanicien. Lors d’une descente de la cage (ascenseur qui descend au fond de la mine), la porte s’est ouverte et cinq mineurs ont été aspirés. Mon père a dû descendre pour vérifier les installations. Il a vu des gens complètement déchiquetés. Quand il est remonté, il a dit qu’il ne descendrait plus jamais dans une mine. On est parti du jour au lendemain. »
A la démission du père, la famille est contrainte de quitter son coron. Le logement dans la cité minière est réservé aux mineurs et est lié à leur contrat de travail. Elle déménage dans un appartement, aux Provinces. Le sourire de l’ancien maire s’efface. « Quand il a fallu habiter dans un HLM, on était malheureux comme les pierres ». Les « blocs » viennent de sortir de terre. C’est pourtant l’âge d’or de ces immeubles qui apportent la modernité aux travailleurs. Comparés aux cités minières, les appartements ont l’eau courante, le chauffage au sol, plusieurs chambres… « Les Provinces dans les années 70, c’était « the place to be » » explique Véronique Diers, adjointe au maire.
Depuis son pavillon, à proximité des tours, Lucienne Pincedé raconte cette époque avec joie. Cheveux blancs et lunettes sur le nez, elle s’installe dans son salon aux murs jaunes, le sifflement d’une cocotte-minute en fond. Il est 10 heures. Du haut de ses 80 ans, elle se souvient parfaitement de son arrivée aux Provinces. « C’était le 1er avril 1968. On a emménagé parmi les premiers, on disait que c’était l’Amérique ! » s’exclame-t-elle. Elle y a vécu le temps « d’une carrière ». Son mari, Bernard, travaillait pour le bailleur Pas-de-Calais Habitat, en tant que gardien.

Elle aussi est fille de mineur. Elle aussi a connu le temps où l’on « était heureux dans les corons ». Mais pour elle, le déménagement dans les immeubles s’est bien passé. « Il y avait une boucherie, un tabac, une alimentation, un coiffeur, c’était vivant ! » dit-elle avec une pointe de nostalgie. En arrivant aux « blocs », Mme Pincedé crée une association de quartier. « Tous les mercredis après-midi, on accueillait plus de cinquante enfants » raconte-t-elle.
« Il n’y a plus rien aux Provinces »
À son départ en 2002, c’est Bertilla Brenet qui reprend son rôle. D’abord animatrice en écoles municipales, elle devient médiatrice de rue pour la municipalité d’Auchel. Si elle a quitté son poste il y a plusieurs années, son énergie débordante ressort lorsqu’elle raconte cette période. « On a organisé du soutien scolaire, des lectures pour les petits, des ateliers de théâtre, construction de bois… ».
Une vie de quartier animée. C’est le souvenir que ces deux femmes souhaitent garder. « Maintenant, il n’y a plus rien aux Provinces, c’est triste » se désole Lucienne Pincedé. Bertilla Brenet, qui ne travaille plus pour la municipalité depuis 2019, parle d’un quartier « abandonné et pas respecté, personne de la mairie ne vient jamais ». Véronique Diers, adjointe au maire, chargée de la cohésion sociale, confirme à demi-mots : « Les commerces ont tous fermé, les bâtiments sont devenus une friche, ce n’est pas joli du tout… Les années 1990, ça a été un peu cruel. On a perdu des services et on a perdu de l’emploi. ». En cause, l’ouverture de grandes surfaces selon l’élue. « Quand Cora a ouvert, mon père, garagiste, est allé tout effaré constater le prix de l’huile, ça a été un gros choc, beaucoup de commerces ont fermé par la suite.»

La sociologue dénonce aussi la fermeture de tous les lieux qui peuvent créer du collectif. Pour Bénédicte De Lataulade, ce phénomène est particulièrement marqué à Auchel, « très en retard sur les questions de politique de la ville par rapport à ses voisins ». Lors de son étude, elle a été marquée par l’absence de politique impulsée par la mairie d’Auchel pour aider ces cités. Peut-être le résultat d’un discours porté par l’ancien maire d’Auchel, Philibert Berrier, quant aux commissions d’attributions de logements sociaux. Étiqueté divers centre, il considère les habitants des HLM des Provinces comme « des gens qu’on nous a imposés ».
« Nous aussi, on a plein de commerces qui ont fermé pour aller dans le centre », raconte Aurélie Leclercq, 39 ans, habitante de la Cité du 3. Elle aussi regrette la cité qu’elle a connu enfant, « Ils ont choisi d’abattre au lieu de rénover donc on a perdu beaucoup d’habitants ». Un choix contesté par les architectes qui préfèrent la rénovation à la destruction pour des raisons surtout écologiques. Lucas Monsaingeon, architecte à l’Atelier Philippe Prost, remarque : « Il est très souvent possible de rénover plutôt que de détruire. Pour le savoir il faut faire une étude poussée, et cela coûte plus cher que de détruire un bâtiment, d’autant qu’il y a plus de subventions pour démolir et reconstruire plutôt que pour rénover ».
Un jardin de quartier… sans ses habitants
Depuis deux ans, Véronique Diers, en compagnie de Kevin Delfausse, responsable du service jeunesse à la mairie, s’efforce de dynamiser les quartiers. Ce jeudi 20 mars 2025, ils viennent aux Provinces faire l’état des lieux d’un terrain associatif. Ils veulent lancer un nouveau jardin collectif, et ils se sont tournés vers les bénévoles expérimentés de la Cité du 3. Sous un soleil inhabituel en cette saison, Aurélie Leclercq et Jean-Claude Leborgne ont traversé la ville. Respectivement secrétaire et président de l’Association des jardins miniers auchellois, ils ont plutôt l’habitude de travailler la terre du côté des terrils et des corons.

Leur association entretient la tradition des jardins miniers. « Avant, nos terrains étaient au pied du terril. Le garde-mine collectait les cotisations et en échange, les mineurs pouvaient cultiver des légumes sur une petite parcelle » explique Aurélie Leclercq, petite-fille de mineur de la Cité du 3. En 2021, les jardins doivent déménager pour laisser la place à un parc. Le bailleur Maisons&Cités offre alors à l’association un carré de terre cultivable au milieu des corons de la cité voisine. Une quinzaine de membres les rejoignent pour cultiver ce jardin partagé. « C’est une belle aventure avec de beaux projets », résume Véronique Diers.
Sur ce point, le quartier des Provinces souffre de la comparaison. Après le confinement de 2020, la mairie décide d’aménager un petit rectangle de terres cachées entre de nouveaux pavillons et la station de chauffage collectif. Des parcelles sont dessinées et un cabanon de jardinage est même construit. « Ça n’a absolument pas fonctionné car il n’y a pas eu de collectif » se souvient Kevin Delfausse. « Des fois, nous, en tant que commune, on n’a pas les bons contacts », explique-t-il, heureux de voir ce projet enfin aboutir. L’association d’Aurélie Leclercq a déjà trouvé des volontaires pour chaque parcelle. Problème : aucun n’habite aux Provinces. Énième preuve qu’il « manque un chaînon » pour redynamiser le quartier. Kevin Delfausse espère tout de même que « ça pourra bénéficier aux habitants du quartier bientôt ».

Pourtant, sous le même soleil, les voisins de ce nouveau potager ont d’autres préoccupations. Loïc (64 ans dont 11 dans le bâtiment Artois) et Nicolas (55 ans dont 13 dans le bâtiment Anjou) se disputent pour savoir à qui appartient la boule la plus proche du cochonnet. Ils se sont donnés rendez-vous au milieu des tours pour jouer à la pétanque avec deux voisines. Ils ne connaissent pas l’existence des jardins partagés. Ils pensent plus à l’état de leur logement, « il y a plein de bâtiments à raser » dénonce Loïc, ou à la fermeture des commerces. « Ça rendrait le quartier plus vivant » dit Nicolas qui espère voir une épicerie ouvrir.
« Ici, il ne se passe rien »
Malgré la bonne volonté de Kevin Delfausse et Véronique Diers, entre la mairie et les habitants de ces quartiers, le contact reste ponctuel. Le binôme déplore un réel manque de structures adaptées, notamment pour les adolescents. « On n’a pas de maison des jeunes. Sur nos accueils collectifs, on ouvre jusqu’à 15 ans, mais on voit bien que les 13-15 ans, on ne les atteint quasiment pas », explique le responsable du service jeunesse. Leur intervention reste donc occasionnelle et se heurte à un manque de ressources. « On voit qu’on a du mal à mobiliser les gens parce que derrière, il y a aussi une question d’investissement de la commune », constate Kevin Delfausse. Le dernier événement organisé dans le quartier remonte à septembre 2024, lors des Urban Days –une journée qui met à l’honneur la culture urbaine– autour du City Stadium du quartier.

Les habitants du quartier semblent le confirmer. Mélanie, 30 ans, a toujours habité le quartier. « Dans les autres quartiers, il y a beaucoup plus d’animations. Ici, il ne se passe rien à part quelques événements organisés par la mairie » déplore-t-elle avant de préciser que, si une association de quartier existait, elle « n’y irait pas ». Malgré ces critiques, le binôme élue/technicien de la municipalité garde son cap : favoriser l’insertion des habitants en misant sur l’emploi et en améliorant le cadre de vie.
Des difficultés socio-économiques
« Je ne suis pas là pour vous juger, mais pour vous accompagner. » C’est ainsi qu’Ouiza Debourse, directrice du Pôle social de la ville d’Auchel, accueille les habitants qui franchissent la porte du Centre Communal d’Action Sociale (CCAS). À Auchel, plus de 40 % des habitants vivent dans un quartier prioritaire de la politique de la Ville (QPV). Le taux de pauvreté atteint les 37 % dans la Cité des Provinces et grimpe à 45 % dans la Cité du 3, c’est trois fois plus que la moyenne nationale (15,4%).
Par son histoire et sa proximité du centre-ville, la Cité du 3 est perçue comme plus favorisée du point du vue social et économique par rapport aux Provinces. Pourtant, entre les deux quartiers, le taux de non diplômés se confond. Dans l’ancienne cité minière, 46% de ses habitants de plus de 15 ans ne sont pas diplômés contre 45% dans le quartier des Provinces (18,9% à l’échelle nationale). Malgré tout, il existe des subtilités. Si le taux de chômage reste dans les deux au-dessus de la moyenne nationale (8% en 2020), c’est dans la Cité des Provinces qu’il est le plus élevé, à 40 % contre 33 % dans la Cité du 3.
Derrière ces statistiques, il y a Caroline. Résidente au septième étage du bâtiment Lorraine depuis novembre, elle envisage déjà de partir. Sans emploi et sans voiture, « ce n’est pas facile de trouver du travail ici c’est ça qui m’embête le plus. Il n’y a pas beaucoup de bus, il passe toutes les deux heures », confie-t-elle. « La question de la mobilité est majeure », assure la sociologue Bénédicte de Lataulade. Pourtant, Auchel a bénéficié d’un plan d’investissement de 405 millions d’euros à l’échelle de la région avec la mise en place de six lignes à haut niveau de service en 2019 pour assurer la desserte du territoire de l’Artois-Gohelle.
En face des immeubles, Mélanie se tient sur le palier de son pavillon. Cette trentenaire est assistante commerciale pour un cuisiniste. Elle a grandi dans la Cité des Provinces. Elle explique : « C’est con à dire mais quand vous démarchez quelqu’un pour un emploi, dire que vous venez d’Auchel c’est mal vu. Avant je travaillais à Cora en grande surface, mon chef regardait les CV et disait « Ah il vient d’Auchel, je le prends pas. » Sa sœur acquiesce. Elles ne sont pas fières d’habiter ici.« Ce genre de réflexion, excusez-moi mais ça me fait halluciner » bondit Véronique Diers. Pour elle, ces témoignages révèlent un enjeu fondamental : l’image que les habitants se font d’eux-mêmes et de leurs quartiers. « Il faut casser cette dynamique », dit l’élue. Elle espère redorer le blason de cet ancien haut-lieu de la production minière.
Romane Calvet & Vincent Brunet
Illustration réalisée par @revesdejeunesse (Instagram)