À Maubeuge, les Provinces Françaises sont bousculées par un projet de renouvellement urbain massif. Les habitants tentent de suivre le rythme de travaux, dans ce quartier promis à une « renaissance ». Dans ces grands ensembles des années 50, les différentes voix peinent à s’élever dans le fracas des marteaux.
« C’est du sport ! ». Une jeune maman, avec dans les bras son enfant en bas âge et un lourd sac de course, se faufile sous l’échafaudage qui entrave l’accès au bâtiment Flandres. Depuis deux ans déjà, le quartier des Provinces françaises, coincé entre la rivière de la Sambre et la route départementale, est en travaux.
Sur les neufs grands ensembles de logements collectifs construits dans les années 1950, cinq seront démolis. « Cela représente près de 65% des logements existants », affirme le bailleur social Partenord, pilote du projet. Démarré en 2023, le chantier pourrait s’étendre jusqu’en 2031 et prévoit la destruction de six bâtiments emblématiques du quartier. Normandie et Artois, les deux longues barres qui cernent l’unique avenue desservant le quartier sont les premiers à avoir été rasés. 165 logements seront reconstruits et 210 réhabilités.
Le centre-ville est tout proche, mais c’est comme si c’était un autre monde. « De nouvelles liaisons routières verront le jour pour permettre un accès plus direct au cœur de ville », explique Julien François, chef de projet de renouvellement urbain pour l’agglomération Maubeuge-Val-de-Sambre. Pour l’instant, les rues sont désertées, à l’exception des allées et venues des ouvriers en tenue orange.
Une « base-vie » a été installée par les prestataires pour regrouper les opérateurs des travaux ; elle fait face au Flandres, bâtiment des associations, point central du quartier. Le brouhaha des cris d’enfants de l’école primaire Mabuse résonne doucement dans les allées des Provinces, masqué par le bruit lancinant des perceuses et autres marteaux.
Les résidents du quartier tâtonnent pour trouver leur équilibre. Déstabilisés par l’étendue du chantier, les 1200 habitants sont parmi les plus vulnérables ; selon l’INSEE en 2024, 57 % de la population du petit quartier, classé prioritaire de la Ville, vivait en dessous du seuil de pauvreté.
Le bâtiment Normandie, parmi les six grands ensembles démolis
« J’essaye de faire mes devoirs avant que les ouvriers arrivent »
« L’électricien est passé cette semaine. Il reste encore des conduits à raccorder dans la cuisine », déclare Mohamed Nahraoui. Résident du bâtiment Flandres, son logement fait partie des 210 réhabilités. Rénovation des façades, nouveaux aménagements des espaces extérieurs, électricité, isolation… L’objectif de mettre les appartements aux normes techniques prévues par la loi en voit émerger un autre : « Rendre attrayant le quartier des Provinces françaises », selon Chloée Souppert, agent chez Partenord Habitat. Les pouvoirs publics et les collectivités locales ont investi 33 millions d’euros pour mener à bien les travaux.
« Ce n’est pas fini, mais au moins, maintenant c’est nickel », poursuit Mohamed, locataire des Provinces depuis seize ans. Ces travaux, il les attendait avec impatience. Et pour cause, la plupart des appartements du quartier, comme le sien, ont été construits entre les années 1950 et 1970. «Avant c’était la misère », raconte le père de famille, qui élève seul ses enfants depuis le décès de sa femme il y a neuf ans. «Mes enfants me disaient “papa j’ai froid” lorsqu’ils regardaient la télé sur le canapé, près de la fenêtre ».
Aux Provinces françaises, près de la moitié des familles sont monoparentales. Parmi les locataires restants, une grande partie vit seule, comme Caroline. « Quand j’ai su que j’allais avoir un balcon, j’étais contente, reconnaît la résidente du bâtiment Le Maine, mais c’est vrai qu’on connaît quelques galères ». Trou dans le mur du salon ou encore erreur de mesures, la sexagénaire admet une certaine lassitude. « Je suis restée plusieurs semaines avec des panneaux en bois en guise de fenêtre », explique-t-elle. Elle caresse son chien Opium, qui selon elle devient « fou à cause du bruit des travaux “, comme les autres locataires, qui vivent depuis septembre dernier au rythme des rénovations. « Quand je peux, j’essaye de faire mes devoirs le matin avant que les ouvriers arrivent sinon j’ai du mal à me concentrer », confie Asma, la fille de Mohammed, élève de cinquième au collège Coutelle, à Maubeuge. Nombreux sont ceux qui trouvent le temps long, entre la pose des premiers échafaudages et la fin des agencements, annoncée pour le mois de mai. « Les étapes des travaux sont réalisées par différents prestataires. C’est pour cela que ça prend du temps », explique Marie Bontant, la médiatrice sociale référente sur le chantier. Impatient, Mohammed a acheté de l’enduit pour refaire lui-même les murs de sa salle de bain, abîmés après l’installation du nouveau lavabo. « En plus, on vit dans la poussière, je suis sans cesse en train de nettoyer », raconte-il, son balai à la main. Toute intervention est signalée par un courrier indiquant la date et la tranche horaire — souvent entre 8h et 16h — à laquelle les ouvriers sont susceptibles de passer. Un fonctionnement contraignant, qui oblige les locataires à se rendre disponibles. « Chaque semaine on doit déplacer les meubles pour la venue des ouvriers», admet Mohamed.
Médiation, tensions et « murs en carton »
Elles supervisent et accompagnent le déroulement des travaux : Marie Bontant et Dounia Zenati forment un binôme qui dit se partager « le bon et le mauvais rôle» auprès des résidents des Provinces. La première, médiatrice, s’occupe du dialogue et de la conciliation avec les habitants. « Je les ai toutes les semaines au téléphone, on s’arrange pour qu’ils le vivent bien », sourit-elle, une pile de documents sous le bras. La seconde, pilote sociale, est chargée de contacter les prestataires et déterminer le calendrier des opérations. Les deux jeunes femmes connaissent par cœur chaque foyer, les noms, la disposition de leur salon. Vêtue d’une combinaison de protection orange et d’épaisses lunettes noires, Dounia Zenati est tout de suite identifiée comme « celle des travaux ». La pilote sociale souligne : « Mon uniforme leur rappelle l’institution, donc forcément, ils sont méfiants ». Si le port d’un EPI (Equipement de Protection Individuel) est pourtant obligatoire aux abords d’un chantier, Marie Bontant reste en tenue « civile », qui selon elle, facilite ses échanges avec les plus réticents. La médiatrice reconnaît un risque sécuritaire, partagé avec les habitants. « Les EPI n’ont pas été fournis aux locataires », expédie-t-elle, pointant les moyens considérables que le prestataire principal, Demathieu Bard, devrait déployer pour équiper les quelques centaines de résidents des Provinces-Françaises.
Marie Bontant (à gauche) et Dounia Zenati (à droite), devant le bâtiment Flandres
Dans le bureau de Marie Bontant, au 4ème étage du bâtiment Touraine, les opposants aux travaux sont recensés sur un tableau blanc, avec le motif de leur refus. Réunis sous l’appellation « bloquants », on parle d’eux comme de ceux qui posent problème : ils refusent la présence des ouvriers ou sont absents quand les prestataires arrivent. Dans le quartier, leur position est source de tensions. Dans la salle du club de quartier Léo-Lagrange, Mario, locataire du bâtiment Flandres, s’exclame devant son café : « Ils retardent tous les travaux ! « Le gars du troisième ne veut pas les laisser rentrer, donc ça paralyse tout », enchérit Francine, sa voisine. Le cheveu grisonnant et l’œil rieur, les deux retraités se rassemblent au quotidien autour du café et des arts manuels pour évoquer les travaux et leur impact. Ce jour-là, le plafond de leur local s’est partiellement effondré. Comme si de rien n’était, ils accueillent les deux ouvriers dépêchés pour régler le problème. « Ceux qui nous refusent l’entrée, ce sont souvent des personnes âgées ou plutôt fragiles », avance l’un deux, tournevis en main. Mario et Francine les décrivent : une dame de 80 ans dont le mari ne pourrait plus bouger ou encore un monsieur en détresse psychologique. S’organiser pour accueillir les travaux de réhabilitation est impossible pour les plus fragiles. Il faut pouvoir prendre connaissance de son courrier, agencer la pièce pour la venue des ouvriers. Ces difficultés, lorsqu’elles sont communiquées à Partenord, ne sont pas toujours prises en compte. « Dans certains cas, la violence entre en jeu », témoigne de son côté Marie Bontant. Elle rapporte avoir renoncé à aider un des “bloquants”, après avoir été menacée par ses enfants.
Dans les grands ensembles qui font les Provinces-Françaises, seules les portes et les fenêtres des « bloquants » n’ont pas été changées. Le contact avec ces résidents est totalement rompu. « On aimerait pouvoir faire le lien, mais ils ne nous sollicitent pas : on ne va pas les prendre par la main ! », déplore Marie-France Lombard, présidente de la CLCV du quartier (Consommation logement cadre de vie), organisme de défense des locataires. « Partenord leur envoie trois courriers, et leur fait trois propositions de relogement, après quoi, ils ont le droit de les expulser », rappelle-t-elle, le ton grave. Aucun résident des Provinces n’a été délogé à ce jour.
Les membres du club Léo-Lagrange prennent un café avec les ouvriers
« Moi je resterai au quartier toute ma vie. Tu nais ici, tu meurs ici » lâche Dounga, adossé à la vitre d’un arrêt de bus. Le jeune homme habitait l’immeuble Normandie. Lui et les cinq autres membres de sa famille ont été relogés dans un des nouveaux immeubles des Provinces et se sentent un peu à l’étroit. « Ces travaux, c’est à perte ! On entend tout chez les voisins, les murs c’est du carton », dénonce-t-il. Comme l’a fait la famille de Dounga, les locataires du quartier ont la possibilité de formuler des « vœux », pour leur nouveau logement. Asma et Elias, les enfants de Mohamed Nahraoui, ont perdu quelques-uns de leurs camarades au cours de l’année, relogés dans les villes voisines. Dounga évoque lui aussi des copains partis vers le Sud, peu satisfaits par les solutions proposées, ou leur coût, souvent plus élevé.
Mains tendues, portes fermées
Les mutations des Provinces déstabilisent les jeunes du quartier. À 24 ans, Kévin travaille de nuit et n’arrive plus à se reposer dans la journée. Si le natif des Provinces n’a pas encore fait part de sa problématique aux médiatrices sociales – « ça ne les regarde pas » – , il prévient : « un jour je vais serrer, et vraiment m’énerver ».
Les recherches de la sociologue Solène Gaudin soulignent que les jeunes vivent les opérations de démolition et de reconstruction des quartiers prioritaires comme une violence symbolique et une dépossession de leur lieu de vie, auquel ils sont très attachés. La chercheuse décrit «un sentiment d’injustice et de déstabilisation chez ces jeunes», qui peuvent «se sentir invisibles et peu pris en compte dans les projets qui impactent directement leur environnement et leurs repères quotidiens».
« Les travaux c’est l’enfer », argue Ahmed Halabi, directeur de l’Association Jeunesse Avenir (AJA), structure d’accompagnement social, dont les locaux sont installés dans le bâtiment Flandres. “Les allers-retours des ouvriers, le bruit,…Ça interfère dans nos actions”, poursuit Marine, une éducatrice spécialisée à l’AJA. « Il n’y a aucune obligation pour les jeunes de venir nous voir. On a de plus en plus de mal à entrer en contact avec eux », concède Martin, lui aussi éducateur. « Ils sont reclus chez eux, ça s’est empiré depuis la crise Covid. Et les travaux, ça n’arrange rien, ça ne leur donne pas envie de sortir », témoigne le directeur de l’association. « Avant, les Provinces françaises c’était une grande famille. C’est plus comme avant, ça a changé «, s’exclame Laura, une éducatrice en formation de 25 ans dont la mère a vécu des dizaines d’années au quartier. Des liens effrités donc par le temps, dans un quartier où la « politique du grand frère », comme la nomment les éducateurs, a longtemps régné. « Les jeunes ont perdu cette habitude de se tourner vers les plus âgés, poursuit Ahmed Halabi, mais c’est un constat global qui concerne tous les habitants du quartier. Chacun vit dans son coin ».
Le directeur pointe l’absence de «vivre-ensemble » aux Provinces. Pourtant, les uns vivent au contact étroit des autres, dans des appartements qu’il nomme tristement «des cages à poules ».
Le city-stade est désert, on aperçoit en fond le centre social brûlé
Les révoltes urbaines de l’été 2023 n’ont rien arrangé. «Avant qu’il brûle, les gens se réunissaient au centre social, explique Martin. Les mamans pouvaient y être accompagnées» Le lieu de vie a été incendié en juin de la même année, et les jeunes du quartier ont été désignés coupables du délit, qui reste jusqu’alors non-élucidé.
Aux Provinces, chacun y va de son interprétation. Certains appréhendent comme une « sanction » l’annonce de la municipalité de ne pas restaurer le centre social.«Un rond-point sera édifié à la place » , explique Julien François, le chef de projet du renouvellement urbain. « Le centre social ne sera pas reconstruit en tant que tel, mais il y aura un pôle multi-accueil comprenant une mairie annexe et un dispositif d’accompagnement social », poursuit le chef de projet.
Un quartier «comme les autres»
En attendant, les habitants sont invités à se rendre au centre social du quartier des Présidents, à une dizaine de minutes à pied. Mais cette « solution de secours » peine à s’imposer : peu font le déplacement. Certains jeunes sont interdits de centre social, sur « liste noire », d’après une employée du centre des Présidents et plusieurs animateurs de l’AJA, car jugés turbulents, ou soupçonnés d’avoir pris part à l’incendie aux Provinces. Pour les quelques adolescents restants, un Repair café – réparation et bricolage des objets du quotidien – est organisé un mardi soir par mois, sans parvenir à attirer grand-monde, d’après le secrétariat.
« Sur le territoire, on est complètement dépourvu pour accompagner les jeunes », abonde Katy Carpentier, coordinatrice santé de la Maison des Ados du Hainaut, située en périphérie du centre de Maubeuge, à une vingtaine de minutes . Les consultations se déroulent uniquement sur site, à l’exception d’interventions ponctuelles dans les établissements scolaires. Depuis sa prise de poste en 2013, elle note une évolution dans les pathologies : « Avant, les problématiques étaient surtout concentrées autour de la relation conflictuelle parent-enfant. Aujourd’hui ça a changé, on doit faire face à des situations plus difficiles à gérer comme le harcèlement, la tentative de suicide, la scarification, le viol, les violences intrafamiliale… et il y a plus de demandes ! ». Les enfants des Provinces, elle les voit peu. Est-ce à cause de la distance géographique de la Maison des Ados avec le quartier ou du tabou autour des questions de la santé mentale ? Katy Carpentier n’a pas la réponse, mais souligne : « On ne peut pas les laisser seuls, ils vont se construire avec ce qu’ils voient autour d’eux ». Elle craint qu’ils ne s’identifient à certaines figures de « réussite » dans les quartiers. « Par exemple, ils vont les associer à de l’argent facile ou à des activités pas très légales », concède Katy. Une inquiétude qui contraste avec la volonté affichée du Programme de renouvellement urbain, faire des Provinces Françaises un quartier “comme les autres”.
« On réfléchit même à faire changer le nom, personnellement je suis pour », témoigne Mario, au club Léo-Lagrange. Pour le retraité, le renouvellement est une garantie pour redorer l’image du quartier, et y attirer de nouvelles populations – comprendre les classes moyennes. « Tout le monde croit que les gens vont déménager ici une fois que ce sera refait, mais il faut être réaliste, ça n’intéresse personne de venir aux Provinces », clame Martin, l’éducateur. L’ambition du PRU vise pourtant à créer une offre de logement diversifiée, articulée entre logement social et accession à la propriété, qui favoriserait la mixité. Liliane et Jacques, qui ont vécu toute leur vie dans le centre de Maubeuge, se sont installés dans un des nouveaux bâtiments construits il y a deux ans. Pour le couple de retraités, la mauvaise réputation du quartier appartient au passé. « C’était avant ça, on n’a jamais eu de soucis », déclare Jacques. Sa femme le reprend, pointant un des quatre bâtiments en cours de désamiantage. Au quatrième étage, un appartement a brûlé, après son squat par un groupe de jeunes.
Dès 2005, la chercheuse Christine Lelévrier mettait en garde contre des effets pervers de cette politique de rénovation urbaine. Parmi les risques : la relégation spatiale de certains habitants vers des segments moins valorisés, et un frein à l’objectif de mixité sociale. Un constat qui s’inscrit dans la durée : « Il y a des frontières symboliques entre anciens et nouveaux habitants qui ne partagent pas la même expérience du quartier », avance le chercheur Clément Colin, dans des travaux parus en 2019.
L’abribus des Provinces longe la rivière de la Sambre
À la municipalité, les stigmates qui pèsent sur les adolescents du quartier sont balayés. « Ça n’a jamais été des jeunes de chez nous qui mettaient la pagaille. On a beaucoup fabulé lors de l’incendie du centre social, mais on n’a jamais eu le fin mot de l’histoire » affirme Bernadette Moriamé, adjointe à la jeunesse, au conseil municipal des jeunes et à la vie associative. Selon l’édile, les Provinces Françaises ont assez souffert de leur image : « On venait dans le quartier brûler les voitures, et on remettait la faute sur les habitants ».
Mais cet optimisme institutionnel peine à faire son chemin dans les allées des Provinces. Réunis au pied du bâtiment Flandres, Dounga et Kevin observent les allées et venues de Dounia Zenati entre les ouvriers. “Si ça tenait qu’à nous, on aurait déjà foutu le feu à leurs machines”, lâche l’un des deux, amer l’autre lui enjoint de se taire.