Ville communiste la plus peuplée au nord de l’Île-de-France, Avion, dans le Pas-de-Calais, résiste tant bien que mal à la montée de l’extrême droite. Dans des quartiers populaires marqués par l’histoire minière, les habitants restent attachés à leur héritage politique.
30 juin 2024, premier tour des élections législatives. C’est la douche froide pour les militants communistes d’Avion. Le député du Parti communiste français (PCF) sortant Jean-Marc Tellier, maire de la ville de 2009 à 2023, perd son siège. Son bourreau ? Bruno Clavet, candidat du Rassemblement national (RN). L’ex-mannequin est élu dès le premier tour, avec 52% des voix.
À Avion, ancienne cité minière de 18 000 habitants en périphérie de Lens, communiste depuis plus de 80 ans, Jean-Marc Tellier ne s’impose que de 86 voix. Pas assez pour compenser sa défaite dans toutes les autres villes de la circonscription. L’ancien maire y est devancé parfois de plus de 30 points. À Avion, le candidat d’extrême droite double son nombre de suffrages par rapport à l’élection précédente, en 2022. La participation en nette hausse — passée de 47 à 61% — lui a largement profité. Les Avionnais abstentionnistes se sont cette fois tournés vers le parti nationaliste.
Le traumatisme est encore vif. « Jamais on n’aurait cru qu’il y aurait autant de RN ici ! », s’exclament d’une seule voix Fatima et Dorothée, deux amies avionnaises. Renée Capron, communiste depuis l’adolescence, se souvient : « J’ai pleuré toute la soirée ». Le plus choquant pour les militants avionnais, c’est le score réalisé par Bruno Clavet à la République et dans la Cité 4. Dans ces quartiers populaires, le RN est à touche-touche avec Jean-Marc Tellier. Pourtant, ici, la gauche est habituée à s’imposer facilement.
Au pied des tours en béton construites dans les années soixante, le centre culturel Fernand-Léger rassemble les associations de la République. Ici, le vote RN est invisible. Pas une affiche, pas un tract… Au contraire, l’influence du parti communiste se ressent dans toutes les associations du quartier.
Le premier étage du centre est fermé pour plusieurs mois. En attendant, les habitants se serrent au rez-de-chaussée. Henri et Marie-Jo accueillent les visiteurs avec des paniers de carottes et salades bio, produites dans le jardin partagé des Anges Gardins. Les deux retraités ne sont pas membres de l’association : ils sont militants communistes, et se sont portés volontaires. « Je suis dans beaucoup d’assos. Je fais de la danse, je suis dans le bureau de CARA — le collectif des associations de la République. Et je tracte aussi pour le parti communiste », raconte Marie-Jo.
À côté, l’association La 6T va bouger — prononcer « cité » — tient son rendez-vous régulier. Ces femmes du quartier, au chômage ou retraitées, se retrouvent autour de jeux de société. A l’évocation du RN, une joueuse met fin à la discussion : « Des militants Le Pen, y’en a pas ici ! Pas vrai les filles ? »
L’éclat de voix ne dérange pas l’atelier couture, séparé du reste de la pièce par des bibliothèques. Pendant la pandémie de COVID-19, les couturières avaient fabriqué plus de 10 000 masques grâce aux machines fournies par la mairie. La plupart confessent voter communiste, voire militer pour le parti.
« La tata du quartier »
Au milieu de ce désordre insouciant siège Isabelle Tellier, « la patronne » du centre culturel. Assise derrière son bureau, elle reçoit les associations dont elle a la charge en tant que responsable de la parentalité pour la mairie. La quinquagénaire passe une bonne partie de son temps sur le terrain avec les bénévoles, dans les chalets du marché de Noël ou sur la plage aménagée pendant l’été. Entre deux rendez-vous, elle rassure des habitants venus lui demander conseil. Depuis presque 40 ans qu’elle travaille à la République, Isabelle, comme l’appellent les habitants, est devenue une institution. Un engagement récompensé d’un surnom : « la tata du quartier ».
En plus de son emploi municipal, l’épouse de Jean-Marc Tellier est également militante communiste de longue date, et ne s’en cache pas. « Les gens connaissent mes opinions politiques : quand je fais du porte-à-porte, je viens leur parler du parti. »
La fierté que lui inspire la République ponctue toutes ses phrases. « On est un quartier très solidaire, très humain. Beaucoup de personnes demandent une maison ailleurs, mais reviennent ensuite, parce que cette ambiance leur manque. » L’Avionnaise est particulièrement satisfaite des associations du quartier. À Avion, le PCF pratique toujours le communisme municipal : une stratégie qui visait à conquérir le pays en commençant par l’échelle locale, grâce à une politique culturelle, sportive et associative forte.
« On a donné une omelette de mouches au préfet ! »
Renée Capron
Le diagnostic est partagé par Pierre Wadlow, doctorant en science politique à l’Université de Lille et spécialiste de la politisation des classes populaires dans le bassin minier du Pas-de-Calais. « À Avion, il y a un gros tissu associatif, qui n’existe pas partout dans le bassin minier. Là où d’autres mairies de la région se sont éloignées du communisme municipal pour devenir des mairies gestionnaires, Avion est restée sur une orientation assez à gauche, proche de la population. »
Cette proximité entre habitants et élus était encore plus forte il y a vingt ans, se rappellent les militants les plus anciens. « Une fois, il y avait un problème de surpopulation de poules dans un poulailler géant de 360 000 bêtes, témoigne une conseillère municipale. On était envahi de mouches : la ville a dû fermer toutes les écoles. Avec Jean-Marc Tellier, on est allé à la préfecture, on a fait une omelette avec les œufs du poulailler et on a mis dessus les mouches qu’on avait ramassées à la pelle. Puis on a donné l’omelette au préfet. »
Nassira* entrouvre la porte de sa maison de briques de la Cité 4, une ancienne cité de mineurs aux maisons identiques, face aux tours de la République. Elle témoigne : « Je ne veux pas quitter Avion, j’aime bien ce que fait la mairie… En plus, je connais tout le monde : Isabelle, M. Letoquart — le maire de la ville — , Jean-Marc Tellier… » Juste avant de monter dans son bus, Younès* explique que la mairie organise « des oraux blancs pour préparer le brevet des collèges. Et il y a des imprimantes gratuites au centre culturel ». Robert, 85 ans, accorde moins d’importance à la préparation du brevet qu’aux « navettes qui emmènent les personnes âgées dans les clubs, ou au marché. Là-bas, des bénévoles portent nos sacs. »
En plein entraînement dans la salle des Sports Roger-Blézel, Ali, joueur au AS Avion Futsal, club promu en première division l’année dernière, s’écarte un instant du reste de son équipe. « J’ai grandi à la Cité 4, c’était génial ! Quand on était jeunes, la mairie organisait des sorties au parc Astérix : je m’en souviens encore. » Ces programmes très appréciés sont toujours d’actualité : les voyages vers Paris ou Disneyland font le plein chaque année.
Une histoire de famille
Renée Capron ouvre en grand la porte de chez elle. Une simple visite dans son appartement suffit pour constater sa popularité. Il fourmille toujours de vie, entre ses deux frères avec lesquels elle vit, la famille de sa filleule et les habitants du quartier passés prendre des nouvelles. Sur le frigo, des magnets « I love Avion » et Disneyland Paris. La sexagénaire accueille les visiteurs dans son salon, entourée de ses deux chiens et ses sept chats. Ses cheveux grisonnants bien peignés trahissent sa coquetterie.
A l’origine de son engagement associatif dans le quartier : un cancer, qui la prive de son travail. « Le bénévolat m’a sorti de la déprime. Un jour le concierge du quartier me dit : “Je fonde une association, pour l’inauguration on voudrait qu’un groupe d’enfants soit là”. Alors j’ai fait une petite chorale, puis c’est devenu un groupe de danse. Maintenant ça s’appelle les Top Girls. Ça va faire 30 ans cette année. » La voilà qui se prend au jeu : elle devient présidente du comité des associations du quartier. Comme Isabelle Tellier, elle aussi revendique le titre de « tatie de tout le monde ».
De fil en aiguille, elle participe à la liste de gauche aux municipales de 2008. Là encore, quasiment contre son gré : « Je faisais une réunion avec une association, et il y avait le maire de l’époque, Jacques Robitail. Il me dit “Renée je vais avoir besoin de toi.” » Résultat : elle accomplira deux mandats comme adjointe à la vie associative et reste encore aujourd’hui conseillère municipale.
L’ancienne ouvrière tire son engagement militant de son héritage familial. « Je suis fière d’être une petite-fille de résistant communiste déporté. La rue des Frères-Parent, à Avion, c’est mon grand-père Aurélien et son frère Julien. Ils sont morts dans le camp de Dachau. Mon père aussi était communiste, il était mineur », raconte-t-elle d’une voix teintée de fierté.
Pour Isabelle Tellier aussi, le communisme est une affaire de famille. Elle rencontre son mari Jean-Marc en travaillant pour une association d’éducation populaire à la République. « C’est moi qui l’ai fait venir à Avion. Puis il a été élu en 1995 sur la liste communiste du maire Jacques Robitail, avant de lui succéder en 2009 », explique-t-elle.
Outre le couple Tellier, le maire actuel Jean Létoquart est le petit-fils de Léandre Létoquart, maire d’Avion de 1957 à 1985 et député pendant deux ans. Autre exemple : le premier adjoint, David Gosselin, est aussi le frère de Bruno Gosselin, directeur de cabinet de Jean Létoquart. La doyenne du conseil municipal, Danièle Tison, peut compter sur la relève puisque sa fille, Sandrine, est également élue.
« Beaucoup n’assument pas voter RN, par peur des représailles »
Laurence, salariée dans l’agroalimentaire
Cet héritage familial se retrouve chez les Avionnais les moins politisés. Vincent, carrossier-peintre de 24 ans installé dans la Cité 4, s’informe très peu. « J’ai la télé : elle ne me sert à rien », ironise-t-il. Pourtant, le jeune ouvrier met toujours un point d’honneur à se rendre aux urnes. « Mes parents ont toujours voté, alors j’y vais aussi. Depuis mes 18 ans, je vote communiste, comme eux. »
Le RN, une menace fantôme
Aux élections municipales, Vincent n’a de toute façon pas d’autre choix. Depuis près de 20 ans, le PCF, allié au parti socialiste et aux écologistes, n’a pas de concurrent. La liste d’union de la gauche récolte donc tous les suffrages exprimés.
Laurence a soutenu Jean-Marc Tellier à chaque élection où c’était possible. Mais elle finit par avouer à demi-mot avoir voté Marine Le Pen aux deux tours de la présidentielle en 2022. L’ouvrière dans l’agroalimentaire le reconnaît : « Il y a un tabou sur Marine Le Pen. Si vous votez pour elle, automatiquement on vous dit que vous êtes raciste. Je connais du monde qui a voté pour ce parti-là, et beaucoup n’assument pas, par peur des représailles. Ma voisine a voté Bruno Clavet, elle ne l’a pas divulgué car elle a peur d’être mal vue », déplore-t-elle.
Pour Pierre Wadlow, « le coût social d’assumer voter pour le RN se voit dans la difficulté à former des listes ». La gauche étant déjà à la mairie, il lui est plus facile de recruter des candidats. « Se présenter quand on a des chances de gagner, c’est moins coûteux que d’avouer qu’on est RN , en plus pour ne pas avoir de poste à la fin. La gauche arrive encore à constituer des listes, notamment parce qu’elle a des rétributions à offrir. »
Ces dernières années, le bassin minier a été perforé par la montée de l’extrême-droite. Si les villes voisines de Méricourt et Sallaumines restent communistes, aux dernières municipales en 2020 le Rassemblement national a arraché la mairie de Bruay-la-Buissière à la gauche, au pouvoir depuis un siècle. Par ailleurs, Hénin-Beaumont, à 10 kilomètres d’Avion, est aux mains du RN depuis 2014 déjà.
Surtout, alors que 11 des 12 circonscriptions du département étaient socialistes en 2012, plus aucune n’est à gauche depuis les élections législatives de l’année dernière. Le parti à la flamme en a remporté dix.
Malgré le succès du parti aux élections nationales, aucune liste RN n’est investie à Avion. Quant aux militants, « il n’y en a que deux, et pas très actifs », affirme le maire Jean Létoquart. Le député Bruno Clavet se rend bien sur place occasionnellement, accompagné de soutiens venus de toute la circonscription, mais sa formation n’est jamais parvenue à construire une base militante. Contactés à de multiples reprises, aucun membre du RN n’a souhaité répondre à nos questions.
Pourtant, la ville communiste la plus peuplée des Hauts-de-France compte depuis des années un noyau dur d’électeurs d’extrême droite convaincus. Avec d’autres amis, Michel, retraité natif de la Cité 4, avait ses habitudes dans un bar du centre-ville. « On se retrouvait à l’ Indian, qui est fermé maintenant. Laurent Dassonville — élu d’opposition RN dans la commune voisine de Méricourt — venait pour recruter et on discutait politique », se souvient-t-il.
L’ancien militaire assure avoir eu pendant quelques années sa carte au Front national, du temps de Jean-Marie Le Pen. Parmi les raisons qui l’ont poussé à s’engager, Michel pointe spontanément l’immigration, et s’enfonce dans un racisme cru. « On ne croise plus que des Noirs », s’offusque-t-il. Mais ce faible nombre de partisans convaincus ne suffit pas à expliquer la progression du RN.
Nicolas Cheret, secrétaire de la section du PCF d’Avion, déplore, lui, la droitisation du débat public : « Quand vous avez les médias de Bolloré et compagnie qui parlent de voile et de délinquance toute la journée, qu’est-ce que vous voulez faire ? » Parmi les habituées de La 6T va bouger, plusieurs abordent directement « l’augmentation de l’insécurité » parmi les problèmes des habitants de la République. Pourtant, aucune n’a jamais vécu d’agression, expliquent-elles dans la foulée.
« Le quartier a toujours eu mauvaise réputation », reconnaît Isabelle Tellier dans un soupir. « Quand j’ai commencé à y travailler, on m’a dit : “tu ne vas pas travailler à Chicago !” Mais je ne me suis jamais sentie en insécurité ici : je peux me promener la nuit dans la République, il n’y a pas de problème ! »
La section s’essouffle
À la section locale du PCF, en face de la mairie, Nicolas Chéret s’acharne sur le clavier de son téléphone. En pleine session phoning, lui et quatre autres adhérents appellent les militants de la commune pour les inviter à un événement — ici une réunion sur la paix. Puis, les noms des participants sont inscrits sur un tableau. Une trentaine, une fois les portables rangés.
« Un nouvel adhérent et trois morts, ça fait toujours moins deux ! »
Une militante communiste
Le nombre d’Avionnais ayant leur carte au parti a considérablement chuté ces deux dernières décennies. L’impact sur le terrain se fait sentir. « Avant, les ateliers de formation, les tractages, les réunions… reposaient sur les épaules de 500 ou 600 militants. Maintenant on n’est plus que 90 à être actifs », regrette Cathy Apourceau-Poly, sénatrice communiste du Pas-de-Calais. Petite-fille d’André Apourceau, résistant incarcéré qui fut premier adjoint de la ville pendant plus de 30 ans et belle-fille de Jacqueline Poly, maire d’Avion entre 1985 et 1990, elle aussi affirme être « née dans le communisme ».
Au PCF d’Avion, on est conscient du vieillissement des militants. « Un nouvel adhérent et trois morts, ça fait toujours moins deux ! », résume une militante aguerrie. Ici, c’est dans la fosse que débutait l’engagement politique. Tout le monde ou presque a un grand-père ou un arrière-grand-père mineur de fond. « Les sociabilités s’organisaient autour de l’appartenance à la classe ouvrière », abonde Pierre Wadlow. On se syndicalisait à la CGT, puis on prenait sa carte « au Parti ». Aujourd’hui, les mines ont fermé et le quartier prioritaire compte 32,9% de chômeurs, selon le dernier recensement en 2020. Sans politisation par le travail, le Parti communiste a perdu son principal foyer de recrutement, explique le politiste : « On est passé d’un marché de l’emploi mono-industriel, autour des mines, à un marché éclaté avec beaucoup de petites entreprises. Aujourd’hui, c’est plus facile pour un ouvrier d’être pote avec son patron qu’avec l’ouvrier de la boîte d’à côté. »
Un manque de renouvellement, des jeunes qui ne s’engagent plus… Comment faire pour que le parti attire la jeunesse ? Au sein du parti dirigé par Fabien Roussel, on ne trouve pas les réponses. « Sinon, il n’y aurait plus de RN ici », s’amuse la sénatrice avionnaise.
Malgré tout, la section ne désespère pas. « Vous savez ce qu’on dit : Avion, la belle, la rebelle », lance Jean-Marc Tellier. Ce slogan, devise officieuse de la ville, résonne chez les militants locaux. Souriante, Renée confirme : « On est des Gaulois. Nous, c’est Astérix et Obélix. » Avec une carte du PCF plutôt qu’une potion magique.
*Certains prénoms ont été modifiés